Sept considérations hétérodoxes sur l’euro, la dette et la mondialisation

Philippe Engelhard

1/ Les dernières péripéties financières ont au moins une vertu : celle de renvoyer à leurs chères études tous ceux, économistes, publicistes et politiques, qui ont prétendu que la dette publique (et privée) était un problème mineur voire insignifiant !

D’autres - oubliant un peu vite que le système financier est tout de même à l’origine de la crise qui a bien failli dégénérer en catastrophe mondiale -, reprennent la vieille antienne : la rationalité des marchés sert de garde-fou aux Etats… comme si la rationalité des marchés était d’un ordre transcendant ! En réalité, les marchés comme les gouvernements ont une rationalité défaillante. Les premiers parce qu’ils sont le plus souvent mimétiques (d’où la surréaction de leurs comportements) – ce qui n’est pas nécessairement la preuve d’un défaut de rationalité microéconomique mais qui induit des attitudes collectives schizophréniques (si tout le monde « copie » tout le monde, la référence à la réalité donc aux fondamentaux des firmes et des économies devient inexistante ou elliptique). Les seconds parce que leur horizon est celui des élections (on l’a bien vu lors de ces dernières semaines avec Madame Merkel). Autant dire que deux acteurs économiques essentiels sont frappés de quasi myopie, et donc que nous avançons en aveugle dans un futur que personne ne semble en mesure de maîtriser !

Le vrai sujet d’étonnement n’est pas que pour sauver leurs économies des comportements irresponsables des marchés, les Etats aient dû très logiquement accroître leurs déficits budgétaires, mais que pour financer ce surcroît de déficit, ces mêmes Etats se soient endettés auprès de marchés qui ont été défaillants voire frauduleux. Défaillants, parce qu’ils ont été incapables d’apprécier les effets pervers de leurs propres innovations financières, notamment la titrisation Frauduleux, parce qu’ils ont accepté d’acheter et de vendre des créances a priori douteuses (les fameux subprimes – littéralement mauvaises créances - dont les premiers bénéficiaires étaient des ménages américains notoirement insolvables)…

Un retour en arrière n’est pas inutile : lorsque dans les années 1980-1990, les Etats ont accepté l’indépendance de leurs banques centrales et la privatisation de leur système bancaire, du même coup ils ont ratifié le principe selon lequel les banques de second rang et les institutions financières doivent assumer pleinement les risques de défaillance de leurs débiteurs. Dans les faits le principe a été modulé selon les circonstances (too big to fall !) – cependant la faillite de Lehman Brothers a montré que ce risque n’était pas purement théorique... Faute de ne plus pouvoir compter sur la garantie quasi automatique des Etats, les banques ont bien dû se prémunir contre le risque d’insolvabilité de leurs débiteurs. La titrisation de leurs créances, donc le fait de les transformer en obligations et de les revendre à d’autres opérateurs, fut le principal moyen de diversifier leurs risques. Mais réduisant le risque d’un côté, les banques l’accroissaient collectivement de l’autre puisque les mauvaises créances (le mistigri !) allaient probablement poser problème à ceux qui en seraient les détenteurs au moment de leurs échéances. Certes les investisseurs institutionnels et les hedges funds tentent d’optimiser leurs risques de bilan, mais les modèles qu’ils utilisent, aussi sophistiqués soient-ils, sont loin d’être à toute épreuve…

2/ L’inconséquence des Etats, ou plus précisément de ceux qui en assument la gouvernance, est bien là. D’une part, ils savent pertinemment que les marchés doivent être régulés à un niveau mondial, mais il n’est pas si sûr que les régulateurs aient une compétence au moins égale à celle des opérateurs financiers (ceux qui sont payés pour neutraliser les virus informatiques doivent être au moins aussi sagaces que les hakers !) – sans compter que Obama, élu avec l’appui de Wall-Street, n’est pas ou peu incité à imposer aux marchés des contraintes trop fortes... De l’autre, et surtout, si ces Etats voulaient entreprendre une relance keynésienne en augmentant leurs dépenses publiques comme ils l’ont fait à partir de 2008, ils ne devaient pas fourbir des armes à ceux qui risquaient d’en compromettre les effets. Or s’endetter auprès des marchés pour éponger leurs bévues, c’était redonner un pistolet au criminel qui avait bien failli les abattre et qu’on avait mis provisoirement hors d’état de nuire !

Les Etats de l’Union avaient-ils le choix ? Réponse oui : d’un commun accord, ils auraient dû dès le départ remettre en cause au moins sur ce point le traité de Maastricht et permettre à la BCE d’acheter directement (et non seulement sur le marché secondaire) les obligations ou les bons du trésor émis par les Etats afin de faire face à la crise. Est-ce que ces mêmes Etats auraient dû rembourser ces obligations ou ces bons à leur échéance ? Si on répond par l’affirmative, on voit mal l’avantage d’impliquer la Banque Centrale, sinon le fait malgré tout positif d’éviter une dépréciation des obligations d’Etat, et donc une remontée des taux d’intérêt sur ces dernières.

Il fallait au contraire éponger le surcroît de dette publique suscité par les plans de relance en le monétisant au moyen d’une opération sèche (donc sans remboursements).

Afin d’éviter tout débordement, une coordination ad hoc aurait apprécié le niveau acceptable de relance et donc le taux d’accroissement convenable des déficits budgétaires nécessaire à contrer la récession dans chaque pays.

On aurait ainsi épargné à des populations frappées par une crise dont elle ne portent pas la responsabilité de subir une quadruple peine : celle de la crise financière qui a laminé l’épargne de certains, celle de la crise économique proprement dite génératrice de chômage et d’incertitude, celle des politiques de rigueur qui sont la conséquence de la relance keynésienne destinée à enrayer la crise économique, celle de la récession qui serait la conséquence fatale de ces politiques de rigueur si elles étaient entérinées.

Il n’est peut être pas trop tard pour bien faire et donc échapper à cet enchaînement absurde. Certes, il eut été possible d’organiser un déficit budgétaire au niveau de l’Union – chose aisée puisque son budget ne représente que 1 % de son PIB -, mais le dogme de l’indépendance budgétaire de chaque Etat aurait volé en éclat d’un seul coup…

3/ Cette monétisation de la dette à la marge aurait été d’autant plus légitime qu’elle était sans risque sérieux sur le front de l’inflation (le taux d’inflation optimal varie selon les appréciations de 1 % à 4 %), et que le retour à une croissance forte dans l’Union, seule façon de résorber la dette publique rapidement de façon orthodoxe, était (et est toujours !) plus qu’improbable dans des délais raisonnables. La monétisation de la dette aurait peut-être suscité des anticipations à la baisse de l’euro en regard du yen, du dollar et probablement du renmimbi – mais l’Union ne s’en fût que mieux portée puisque sa compétitivité accrue aurait dopé sa croissance, rappelons-le, l’une des plus asthéniques du monde…

Cette monétisation était et est encore néanmoins impensable par la commission européenne et beaucoup de gouvernements (singulièrement l’Allemagne, depuis les années vingt, toujours traumatisée par le spectre de l’inflation) parce que depuis quarante ans nous sommes intoxiqués par un fétichisme monétaire inspiré de la vieille théorie quantitative de la monnaie remise au goût du jours par Friedman : plus de monnaie en circulation produit nécessairement de l’inflation. On ne constate pourtant depuis 1980 aucune corrélation entre la croissance de la masse monétaire et le niveau général des prix (avec une seule exception, celle des pays qui, comme la Turquie, connaissent chroniquement une inflation assez forte) !

Si avant 1980, le risque fondamental était plutôt l’inflation sur les biens, les services et les salaires, après 1980 le risque est plutôt la déflation sur les biens, les services et les salaires, et l’inflation sur les actifs (matières premières, actifs financiers et immobiliers) – inflation sur les actifs nécessairement suivie de bulles et donc de crises (ce qu’expliquent fort bien Aglietta et Berebbi).

Autrement dit, si pendant les trente glorieuses le capitalisme, via l’inflation sur les biens et les services, était favorable aux salariés et aux entreprises, le régime qui prévaut à partir de 1980 est en principe favorable aux marchés financiers et donc aux épargnants ainsi qu’aux consommateurs (via la tendance à la baisse des prix des biens et services), mais avec un risque considérable de turbulences financières à répétition…

Ce même fétichisme monétaire, fruit d’un véritable matraquage idéologique à la fin des années 1970, a été en outre inconséquent pour ne pas dire totalement absurde : on a laissé les marchés se gonfler de liquidités (via le fameux effet levier) et donc fabriquer incontinent des bulles et des crises à répétition quitte, plus tard, à contester la mise à la disposition de liquidités non contraignantes à des Etats menacés d’un tsunami économique ! Faute d’être jugulé, ce tsunami aurait pris la forme d’une déflation sévère du type de celle des années trente – déflation qui de toutes façons menaçait (et menace encore plus que jamais) parce que nous avions depuis les années 80 changé de régime économique.

4/ Ce changement de régime du capitalisme, et donc la menace chronique de déflation, ne s’est pas opéré miraculeusement. Il découle en premier lieu de la mondialisation économique et financière voulue et concertée par les Etats à la fin des années 70 qui a eu pour effet de mettre en concurrence les travailleurs peu qualifiés des pays riches et ceux des pays pauvres ou émergents - avec nécessairement une tendance à la baisse des salaires des premiers et une augmentation progressive des salaires des seconds du fait de la croissance de leur productivité (ce pronostic n’a rien de bien sensationnel : il procède de l’un des théorèmes canoniques de l’économie internationale, celui dit de Ecksher-Ohlin-Samuelson). Il découle en deuxième lieu, de la mise en concurrence mondialisée des firmes, avec comme corrélât une baisse tendancielle du prix des biens industriels et de certains services, et en même temps une concentration des firmes fragilisées par la concurrence et, par contrecoup, une perte du pouvoir de négociation de leurs sous-traitants, et de nouvelles compressions de personnel…

Ce changement de régime découle en troisième lieu de la nécessité dans les années 1997 de permettre aux pays asiatiques de rembourser leurs dettes au moyen d’un excédent d’exportations à bas prix sans précédents (la baisse sensible des taux de la Federal Reserve a permis aux ménages américains d’acheter cet excédent d’exportations).

L’accroissement du déficit commercial américain a été le prix à payer pour résorber la crise asiatique, avec une conséquence non négligeable sur les pays occidentaux : une pression déflationniste accrue, et une baisse tendancielle du dollar défavorable à leur commerce extérieur et donc à leur croissance.

Un autre facteur essentiel est à l’origine du climat déflationniste qui prévaut depuis la rupture de 1980 : l’abandon par les marchés et les firmes d’un profit satisfaisant pour la recherche exacerbée du ROI (taux de rendement financier sur capitaux propres) le plus élevé possible : 15 à 20 % voire plus… Ce qui revient à dire que les plus riches ont décidé de l’être encore davantage et sans restrictions. Il en est résulté une rare rapacité des firmes qui n’ont eu de cesse de faire pression sur les prix, les coûts, et donc sur les salaires, l’emploi et l’environnement.

Deux conséquences peuvent s’en inférer. En premier lieu, les salaires dans les pays riches ont fini par augmenter moins vite que la productivité du travail - renforçant encore la tendance déflationniste (dans les années soixante, le cas de figure était inverse : les salaires nominaux augmentaient plus vite que la productivité du travail avec comme corrélât : une tendance chronique à l’inflation). En second lieu : les grandes firmes répudient toute stratégie de moyen long terme au nom de résultats financiers à court terme (trimestriels…) – résultats collectivement insoutenables puisque le taux de rendement financier ne peut durablement excéder le taux de croissance de l’économie mondiale - or le premier est au moins de quatre fois supérieur au second…

C’est bien pour contrecarrer cette tendance déflationniste qu’à partir de 2003 Greenspan baisse les taux d’intervention de la FED, et que les ménages pauvres sont incités à acheter des logements à crédit, que manifestement ils n’allaient pas pouvoir rembourser. Le président de la FED savait bien que s’il est relativement aisé de briser l’inflation (comme ce fut la cas au début des années 1980), il est d’une difficulté extrême de se dégager du piège déflationniste (le Japon en est victime depuis près de vingt ans). En effet, toute baisse du niveau général des prix induit des anticipations de nouvelles baisses de prix – les ménages et les entreprises différent alors leurs achats autant qu’ils le peuvent, la demande globale diminue avec à la clé de nouvelles baisses de prix, des licenciements et des baisses de salaire. Mécanique perverse qui n’a pas de raisons, hélas, de prendre fin...

5/ Il n’est pas absurde de considérer que la baisse des taux d’intérêt provoquée par la FED en 2003 était destinée à compenser l’augmentation asthénique des salaires. La dette privée peut-elle alors se substituer durablement aux augmentations de salaire que ne veulent pas ou ne peuvent pas consentir des entreprises ? Bien évidemment non puisqu’il arrive un moment où les poor workers ne peuvent plus rembourser leurs dettes – ce qui s’est exactement passé avec les subprimes. C’est bien là que résidait la naïveté de Greenspan : la baisse des taux de l’intérêt ne peut durablement faire obstacle à la logique déflationniste du système... On peut cependant faire rebondir ainsi la question : les Etats peuvent-ils se substituer au moins pour partie dans ce domaine aux entreprises ? Oui, évidemment, à partir des transferts sociaux - la France le fait par le biais par exemple de la prime à l’emploi… Peut-on aller plus loin ? Peut-être, mais à la limite on change de système : on entre de plain pied dans un capitalisme d’un type nouveau où les entreprises paient chichement des salariés bas de gamme (de moins en moins nombreux), et où les gouvernements se substituent pour une part aux entreprises dans leur fonction de distribution de revenus primaires (quand les « bacs plus quatre » sont payés quasiment au SMIC, il y a lieu de penser que nous sommes déjà dans ce capitalisme-là…). Cette distribution compensatoire pourrait s’établir sur la base suivante : nombre de salariés dans l’économie multiplié par le différentiel productivité du travail – salaire moyen…

Cette sorte d’évergétisme d’Etat est évidemment concevable, mais à la condition d’instaurer une fiscalité fortement confiscatoire sur les revenus patrimoniaux et les profits financiers. Mais comme une telle fiscalité devrait s’exercer dans tous les pays, son réalisme n’est pas à toute épreuve... Si la contrepartie de la sauvagisation du capitalisme ne réside pas dans une forte fiscalité de ce type, il faut tout de même bien comprendre que ce dernier pourrait bien triompher sur un champ de ruine social et environnemental. Ou, plus probablement, que sous la pression populaire ou populiste les gouvernements l’abattront en dressant des protections de toute sortes à son encontre. Il s’ensuivrait quasi inéluctablement une contraction des échanges internationaux et donc une baisse du revenu réel d’une bonne partie du monde. En effet, la vertu du commerce international est tout de même de permettre à chaque pays de payer moins cher certains biens en les important plutôt que de les produire chez lui (ce qu’on sait depuis Smith et Ricardo !). C’est le fameux théorème des avantages comparatifs mais qui ne fonctionne plus très bien lorsqu’un pays de taille moyenne est en relation commerciale avec un pays continent comme la Chine ou l’Inde – ce que montre fort bien Samuelson (« Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economists Supporting Globalization », Journal of Economic Perspectives, Vol 18, n°3, été 2004, pp. 135-146).

Le principe du libre échange souffre donc des exceptions et mérite d’être modulé avec intelligence et réalisme dans certaines circonstances – très précisément lorsque le gain en bien être de ses consommateurs (via des prix plus bas) ne compense plus ce qu’un pays perd en emplois, en revenus et en ressources fiscales, ou lorsque manifestement il précipite une partie de monde dans la crise. Le principe du libre échange ne doit pas être systématiquement rejeté pour autant : la crise financière qui frappe les Etats-Unis en 1929 va dégénérer en crise économique internationale du fait de la contraction des échanges et des flux financiers - ce sera, comme chacun sait, un cataclysme… Autant dire qu’il faut cheminer sur une ligne de crête étroite où il faut éviter deux précipices : le premier celui la déflation provoquée par une concurrence inégale (sans parler des manipulations monétaires), le second la déflation suscitée par une contraction inconsidérée des échanges...

6/ Aussi longtemps que nous ne serons pas capables de résoudre au moins quatre problèmes le capitalisme ira de mal en pis – problèmes autrement importants que la taxation des traders ! Comment faire en sorte que la baisse des taux d’intérêt favorable au développement de l’économie réelle n’ait pas pour effet d’alimenter la liquidité des marchés et donc la formation de bulles à répétition (la baisse générale des taux provoquée par les banques centrales afin de redonner de la confiance au système financier se traduit déjà par des bulles sur certains actifs) ? Comment faire en sorte que le taux de rendement financier sans risque soit à peu près égal aux taux de croissance de l’économie mondiale ? Comment faire en sorte que les salaires croissent au même rythme que la productivité du travail ? Quelles éventuelles protections mettre en œuvre, et quelle fiscalité appliquer au capitalisme financier afin de compenser ses externalités négatives sociales et environnementales ? Avec à la clé quelques autres questions plus dérangeantes : les marchés financiers étaient-ils et sont-ils aussi indispensables que certains le prétendent ? L’instauration d’un système financier mondialisé et peu régulé était-il la seule façon de financer la remise à niveau des pays de l’ex Union Soviétique, le développement des pays pauvres et celui des pays intermédiaires ? Est-ce que sans finance mondialisée, pour ne prendre que cet exemple, la Chine aurait pu connaître le même essor depuis trente ans ?

La réponse à ces dernières interrogations est moins évidente qu’il n’y paraît. Le fait de constater (paradoxe de Feldstein-Horioka) qu’au moins jusqu’en 1980 les capitaux internationaux ont peu ou pas contribué aux investissements nationaux, et que depuis la situation ne semble s’être modifiée qu’à la marge, doit faire réfléchir. Affirmer que le coût collectif du système financier actuel tend à devenir supérieur à ses avantages ne paraît pas exorbitant. Ce coût est d’autant plus élevé que les marchés ne sont pas optimaux au sens de Pareto puisque le prix y est tout sauf régulateur (le prix d’un bien est régulateur si la demande de ce bien diminue lorsque ce même prix augmente, or la demande spéculative de n’importe quel actif financier augmente avec son prix !). Faute de cette régulation par les prix, les marchés sont voués à une instabilité chronique, insupportable économiquement et socialement. Si on considère alors comme Stiglitz que la finance est un bien public mondial, quel nouveau type d’organisation financière et quelle politique des banques centrales pourraient y répondre ? – la question reste posée sur un plan théorique et politique. Car quelles alliances et quelles forces seraient capables d’imposer un autre système ?

7/ En attendant, si les Etats de l’Union sont incapables du peu d’audace qui leur permettrait de monétiser à la marge leur dette publique, ils devraient avoir au moins la lucidité de se concerter pour tenter de réduire cette même dette selon des moyens plus orthodoxes, mais avec le moins de « dégâts » possibles, et donc d’éviter de briser les ressorts d’une croissance de toutes façons fragile. La seule façon (encore une fois orthodoxe) d’y parvenir serait en premier lieu de promouvoir les bases d’une croissance saine, et en second lieu de planifier leur désendettement sur une longue période et de le faire savoir clairement aux marchés – les Etats Unis par le passé ont mis plusieurs décennies pour sortir de leur dette, et personne n’y a trouvé quoique ce soit à redire.

Le paiement des intérêts de la dette n’est pas indolore (la France y consacre l’équivalent du budget de l’éducation nationale) - dans l’avenir, il serait donc sage, non pas de proscrire tout déficit (règle parfaitement inepte !) mais, à l’instar de la Grande-Bretagne, de réserver l’endettement public au financement de dépenses en équipement, en recherche et en éducation (les britanniques parlent de règle d’or). En tout état de cause, faire en sorte que le service de la dette n’augmente pas plus vite que les recettes de l’Etat serait une règle non peut-être optimale mais prudente. En arrière plan, on devine bien que la concurrence fiscale est une ineptie puisqu’elle favorise à court terme les moins disants et qu’elle interdit à plus long terme aux Etats de produire des externalités indispensables aux entreprises, mais aussi, et peut être surtout aux citoyens. Lesquels ne sont pas seulement des consommateurs de biens et services marchands, mais aussi de biens collectifs.

Au-delà de la dette, les marchés ont au moins le mérite de rappeler aux Européens que si des Etats ont une monnaie commune, ils ne peuvent se dispenser d’un minimum de coordination de leurs politiques économiques (politiques du budget, de la fiscalité et de l’emploi…) et de solidarité. Souverainisme ou non, chacun doit en prendre son parti ou renoncer à l’euro.

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Une dernière question est difficile à éluder : pourquoi les décisions collectives, voire les décisions tout court, singulièrement en Europe, sont-elles si peu intelligentes ? Les thuriféraires de la soi-disante intelligence collective devraient en rabattre sur leur optimisme… La question se pose pour la France, singulièrement en ce qui concerne les retraites où ni gauche ni droite ne semblent capables de poser un diagnostic commun raisonnable : les uns feignent d’ignorer que l’ajustement de la durée du travail à la démographie est inéluctable, les autres que cet ajustement n’a de sens que si le quasi plein emploi des plus de cinquante ans est assuré – ce qui comme chacun sait n’est pas le cas (sans parler de la pénibilité de certains métiers qui devrait ouvrir de façon anticipée le droit à la retraite selon un consensus général).

La question se pose aussi et surtout pour l’Allemagne tentée de jouer au free rider, finalement à son détriment. Au moyen d’une politique salariale restrictive, et jouant de l’euro qui interdit les dévaluations, elle s’est fabriquée artificiellement des excédents nets d’exportations – lesquels suscitent chez ses partenaires européens qui sont ses principaux clients des déficits commerciaux. L’Allemagne est donc en train de scier la branche sur laquelle elle est assise, puisque ces déficits occasionnent un coût d’opportunité en emplois et en revenus chez ses voisins qui ne supporteront pas durablement cette situation (ce que Madame Lagarde avait pointé avec raison). Ce n’est pas sa seule contradiction : Angela Merkel suggérait il y a peu que les Etats insolvables se déclarent en faillite – déclaration qui aurait eu pour effet de rendre encore un peu moins crédible la solidarité des Etats de l’Union, et qui éludait un problème considérable que vient d’évoquer le président de la BCE. Si certains de ces Etats étaient dans l’incapacité de faire face aux échéances de leurs dettes, la solvabilité des établissements financiers européens qui sont leurs créanciers serait compromise. Leur faillite ferait rebondir la crise financière de façon encore plus dramatique puisque les Etats seraient bien plus démunis qu’en 2008 pour en contrer les nouvelle conséquences dépressives. La monétisation à la marge de la dette se poserait alors avec encore plus d’acuité.

Dernière inconséquence de notre voisin allemand : il accepte non sans renâcler la création d’un fond d’intervention destiné à venir au secours des Etats insolvables, mais exige qu’on inflige aux rescapés des taux d’intérêt élevés, manière de leur rappeler la discipline… autant assommer le noyé qu’on vient de tirer de l’eau ! Quant à l’idée de s’infliger une purge d’austérité, elle ne relève plus de l’inconséquence mais de l’aveuglement : si un pays européen, même dans la logique orthodoxe, ne doit pas réduire ses dépenses publiques, c’est bien notre cousin germain – puisqu’il est quasiment le seul à pouvoir tirer un tant soit peu la croissance de ses voisins ! Au demeurant, lorsque la déflation menace (l’Allemagne n’en est pas loin), la pire des politiques serait de réviser à la baisse les transferts sociaux et les salaires de la fonction publique non seulement en Allemagne mais dans l’Union – c’est à peu près la politique que les gouvernements européens (dont la France) avaient déjà suivi dans les années trente. On sait ce qu’il en est advenu… Encore heureux que cette idée saugrenue (pour ne pas dire désastreuse) ne soit plus ou moins partagée que par les Européens – lesquels représentent malgré tout le plus grand marché planétaire. Rappelons au passage que la crise actuelle est qualifiée en Asie de « crise atlantique » – ce qui relativise singulièrement le point de vue des Européens voire des Etatsuniens sur ce qui importe dans le monde…

Il reste que cette crispation rigoriste qui afflige aujourd’hui les pays de l’Union relève plus de la psychanalyse que de l’économie – il serait temps qu’on y voit plus clair dans cette trouble pulsion mortifère ou masochiste, c’est selon. A moins qu’il ne s’agisse que de sénilité…